TRENTE HEURES |
|
ou |
|
L'ASCENSION |
|
DU MONT-BLANC |
|
Gérard GRANDCLEMENT (Guide de Haute-Montagne de CHAMONIX)Jean-Hervé LE BRIS - Guy ALLAIN - Lundi 8, Mardi 9 AOUT 1988 |
Marbre
Blanc et massif
Et pourtant ciselé,
D'ombres et de pics en arêtes
Dentelles de lumière
Froide et grave
Comme la mort
Obstacle / Face aux regards
Itinéraire des yeux
Au cur du cur
Aux tréfonds de l'absurde
Aux miracles des rêves
A l'impossible conçu
Préméditation
De l'inévitable
De l'indicible errance
Chaos bouleversé
D'un sillage
Vers un cristal insaisissable
Le sourire de l'espace
La sagesse du temps
La non-réponse de la pierre
de la glace
Aucune certitude à l'ultime degré
Sinon
L'effacement de la trace
La victoire de l'état de nature
Un unique frémissement d'orgueil
Contre la puissance de l'Inutile.
A tous ceux
qui rêvent éveillés
A tous ceux
qui vivent en conscience
1ère partie - Lundi 8 Août 1988 6h - 8h 30 "Je l'imagine..."
5h 50. Comme d'habitude, j'ai réglé le radio-réveil quelques minutes avant l'heure décidée la veille. Toujours l'inquiétude de ne pas être prêt à temps. En ouvrant les yeux, j'entends Véronique Samson qui chante "...comme je l'imagine...". Les chansons du réveil ont toujours une certaine signification. Aurai-je imaginé un jour me lever pour une randonnée de 2 journées qui doit me conduire au Mont-Blanc ? Oui et non.
Oui, parce que cela semble inéluctable. Nous avons, avec Jean-Hervé, progressé depuis 5 ans, passé un cap supplémentaire il y a 2 ans avec le premier cours sur la Mer de Glace, dépassé la barrière de 4200 m l'an dernier au Mont-Blanc du Tacul.
Il me semble logique que nous allions plus loin, plus haut encore, le plus haut possible. Nous n'en avons pas vraiment beaucoup discuté.
Aujourd'hui, nous sommes le lundi 8 Août 1988. Il y a moins d'une semaine, le mardi 2, nous nous sommes inscrits pour l'ascension.
Nous sommes prêts. Physiquement et moralement prêts. Ces deux aspects allant l'un avec l'autre. Nous pensons et savons qu'il faut être en forme correcte pour cette course. Durant l'année, nous nous sommes préparés et depuis dix jours à Chamonix nous avons fait cinq promenades dépassant déjà au total, 5500 m de dénivelé. Nous avons testé nos nouvelles chaussures par trois fois, au Col des Dards, au Col du Belvédère au-dessus du Lac Blanc et lors d'une course au Refuge du Couvercle par la Mer de Glace. De plus, nous avons fait deux autres balades de plus de 1300 m de dénivelé au Brévent et à la Jonction. Nous sommes prêts. Nous n'avons plus peur et nous avons envie de partir.
Non, parce que 4807m c'est un sommet pour nous qui vivons à l'altitude 0. Il a fallu, petit à petit, vaincre des peurs, démystifier les névés (je me souviens encore des premières fois, lorsque dans les Pyrénées, nous avions eu beaucoup de crainte avant de nous aventurer sur une pente. Jean-Luc et Anne-Hélène étaient là, avec nous et les promeneurs qui empruntaient la piste nous avaient effrayés par leur prudence : un gars retenait une dame à l'aide d'une corde. Nous avions longtemps hésité avant de gravir les quelques mètres du névé. Nous avions été prudent à notre tour en descendant et nous avions sans doute conclu que cela n'était pas impossible à faire puisque nous l'avions réalisé. Je me souviens aussi des premières balades dans de semblables névés au-dessus du Lac Blanc, de la première fois où j'ai mis les pieds, sans crampons sur la Mer de Glace).
Il a fallu vaincre ces craintes et alors, au fil des jours, je n'imaginais pas vraiment partir un matin vers le plus haut des sommets d'Europe.
Je me suis beaucoup renseigné à droite et à gauche, en lisant, en écoutant, en cherchant des documents, des récits et des photographies de cette arête sommitale et petit à petit, je suis arrivé à penser que la difficulté n'était pas insurmontable.
Pourtant nous partirons avec un guide et c'est très bien car nous n'aurons décidément plus aucune raison de craindre quelque accident. Nous aurons mis de notre côté le maximum de chances, physiquement d'abord, matériellement ensuite, ( la veille du départ, après la rencontre avec le guide, nous irons encore acheter 2 lampes frontales pour compléter notre attirail ). De plus, c'est surtout en nous rassurant par notre condition physique, nos soins dans la préparation du matériel et par la décision de la présence du guide que nous avons psychologiquement franchi le pas irrémédiable dans notre progression.
Avant 6 heures encore, Jacques Higelin susurre une mélodie: "J'aurai tant voulu vous chanter une chanson d'amour, mais par les temps qui courent..."
Il faut se lever. Petit déjeuner, toilettes, un brin de rangement rapide, tout doit être expédié avant 7h 15. Nous sommes largement en avance car même là nous ne voulons pas être surpris.
D'ailleurs, depuis 10 jours les habitudes de départ en ballade sont prises et presque sans un mot, chacun pour soi, nous nous préparons.
Ce qui ne nous empêchera pas, juste avant le départ, de vouloir presque tout vérifier, de rechercher soudain fébrilement si l'anorak, les gants, le bonnet sont bien dans une pochette. Encore cette fameuse inquiétude, ce doute qui oblige à tout penser, qui rassure parce que la raison qui marche a toujours rassuré.
Jean-Hervé gare la Golf sur le parking du Téléphérique de Bellevue aux Houches. Nous n'avons pas beaucoup parlé depuis le réveil. Juste l'essentiel. Tout a été dit les jours précédents. Lorsque la décision de partir fut prise, nous avons longuement fait le tour de tous les problèmes que nous pouvions imaginer.
Nous enfilons nos chaussures. Je fais très attention à prendre mon temps pour que chaque lacet soit à sa place, bien serré, que chaque languette s'ajuste correctement. Les sacs ne sont pas trop lourds. Il y a peu de nourriture, surtout des vêtements et les gourdes ( 2 litres chacun, une avec de l'Isostar, l'autre avec de l'eau seulement - nous ramènerons plus d'un litre d'eau au terme de la course).
Le souvenir d'une bousculade il y a quatre ans, ici, au départ du téléphérique, nous incite à prendre nos places largement trop tôt. Nous attendrons.
Un couple puis des individuels s'approchent. La plupart viennent pour la même destination. Nous ne nous parlons pas. Généralement les gens ne se parlent pas en bas des balades mais là-haut, quand l'objectif est atteint, il est plus facile de s'exprimer et toutes les barrières sociales s'évanouissent devant l'effort consenti par chacun dans cette quête de l'inutile.
Deux Italiens, grands et apparemment sûrs d'eux , vêtus de combinaisons irréprochables, s'avancent. Un des deux n'a pas cessé de frapper ses chaussures l'une contre l'autre. Tout semble trop neuf dans leur équipement super sophistiqué. Un car d'Anglais, immense, à deux étages, comme seuls les Anglais peuvent en avoir l'idée, s'arrête. Je me dis que si tous ces gens s'apprêtent à suivre le même chemin que nous, nous ne serons pas isolés et je pense que le chemin sera encombré.
Il est 7h 30.Gérard s'approche. C'est le guide que nous allons suivre. Hier soir, nous l'avons rencontré à 19h 30 à la Maison de la Montagne à Chamonix. L'entretien fut bref. Beaucoup de monde se pressaient dans la petite pièce et lorsque je me suis présenté à la charmante hôtesse pour connaître notre guide, nous nous demandions tous les deux quelle allure aurait celui en qui nous devrions avoir totalement confiance.
Il était là, attentif dans la foule des visiteurs, des guides et des clients, assez petit de taille, mais avec dans toute sa personne la certitude de son métier. Ses yeux surtout semblaient capables de jauger rapidement ses clients et, nous entraînant un peu à l'écart, il nous pose aussitôt les questions essentielles concernant notre équipement et notre condition physique.
Maintenant avec le recul, je crois qu'il savait très rapidement apprécier ses clients et lorsque nous lui avons dit posséder tout le matériel (sauf les lampes frontales) et avoir déjà accompli plusieurs balades, il pensait déjà que tout irait bien.
Nous sommes néanmoins encore surpris du peu de renseignements qui nous est demandé. En dehors de mon nom inscrit sur une feuille, aucune décharge, aucun renseignement sur l'identité, le domicile ne sera fourni. C'est une question que plus tard nous poserons à Gérard. Il nous répondra que tout repose sur lui et qu'en fait, seule la confiance règne sur ces capacités. Nous comprendrons néanmoins que le nombre élevé de guides sur l'ascension permet toujours une solidarité entre eux en cas de coup dur.
Nous l'avertissons de l'achat des lampes et comme il avait prévu de son côté, un éclairage supplémentaire, il retourne le déposer dans sa voiture. Il donne ensuite à chacun un harnais qui alourdira légèrement les sacs.
Je fais la queue pour le billet ( un aller simple pour deux - 42F - Gérard ne payant pas) dans une foule de plus en plus dense où chacun s'affaire autour d'un matériel proprement rangé, attentif à garder sa place.
Dans le couloir d'attente il y a toujours une certaine bousculade, à la limite de l'incorrection, de l'égoïsme. Nous suivons Gérard qui ne se précipite pas pour être le premier dans la benne. Au contraire, il attend, pour n'entrer que vers les derniers afin d'être le premier à sortir.
Trois bennes sont déjà pleines qui attendent dans la vallée et la course est commencée qui consistera à passer devant le maximum de gens pour être plus tranquille.
Il est environ 8 heures et dans sa montée, la benne s'arrête à mi-chemin. Il n'y a pas d'inquiétude apparente sur les visages mais chacun sans doute se demande pourquoi cet arrêt et pense à l'accident imprévisible. Nous sommes déjà aux mains du destin. La maîtrise nous échappe légèrement.
Au terminus, nous nous précipitons cette fois, vers la sortie et la gare du Train du Mont-Blanc qui vient de Saint-Gervais. Nous sommes devant le guichet avant l'employé chargé de la vente. Je paie cette fois 2 allers normaux et un aller guide ( 46F ). De nouveau, nous nous retrouvons à attendre sur l'herbe rase de cette plus petite gare de France sans doute.
Déjà, de nombreuses personnes patientent au bord de la voie et à 8h 15 quand arrive le train à crémaillère, peu de places sont disponibles. Gérard se précipite encore, s'impose dans le wagon. Nous le suivons et occupons laborieusement trois places. Les derniers sont propulsés vers le fond du couloir central et restent debout.
Je suis assis à côté du guide, mon sac à mes pieds. En face de nous, un homme âgé, accompagné sans doute de sa fille, n'est qu'un des touristes venant de Saint-Gervais vers le Nid d'Aigle. Entre mes jambes, son chien est tassé, incapable de bouger tant il est serré entre les chaussures et les sacs. Le train est littéralement bondé et c'est une étonnante prouesse d'amener ainsi à cette altitude tant de gens.
Je suis calme, tout se passe comme nous l'avions prévu. La prise en charge du guide est totale. Il nous suffit de suivre ses recommandations à chaque étape. Nous sommes déchargés de l'inquiétude de savoir ce qu'il faut faire, de connaître les lieux où il faut se rendre pour obtenir les meilleures conditions. Alors nous nous préparons seulement à marcher.
Cette ballade jusqu'à Tête Rousse, première partie de la première journée, nous l'avons déjà faite deux fois. Il y a 5 ans avec Jean-Luc et il y a 3 ans tous les deux. Nous savons bien que jusque là tout ira normalement dans ce qui n'est pour nous qu'une randonnée de moyenne montagne.
8h30 - 10h15 - Promenade
Au Nid d'Aigle, terminus du Train du Mont-Blanc, à 2372 m, vers 8h 30 nous n'attendons pas et nous prenons immédiatement la route vers le haut.
Nous n'avons pas fait l'erreur de nous habiller trop chaudement car la marche va vite se charger de nous réchauffer. Les pas de Gérard ne sont pas trop rapides ; il va régulièrement comme tous les guides et on sent qu'il peut aller loin et longtemps à cette allure.
C'est lui qui mène, suivi de Jean-Hervé et je ferme la marche. Le chemin ici est très ordinaire, serpentant en lacet sur la pente. Derrière nous, tous ceux qui vont vers le refuge s'égrènent sur le sentier. Rapidement, certains nous rattrapent, nous dépassent. Je ne sais s'ils ont l'habitude de cette cadence ou bien alors s'ils ne sont pas déjà trop rapides, présumant de la longueur et de la difficulté du parcours.
Après la première pente, sur un méplat caillouteux, nous nous arrêtons et nous parlons pour la première fois depuis presque une heure. Tout va bien et nous repartons rapidement. La dernière partie, vers le refuge, est une randonnée normale.
Pourtant ici, nous avons des souvenirs tristes. Il y a 5 ans lors de notre ballade avec Jean-Luc, nous avions suivi un couple accompagné d'un vieil homme dont le pas nous convenait.
Et puis, sans que rien ne le laisse pressentir, juste après avoir demandé à sa nièce si tout allait bien, le vieil homme s'était écroulé, terrassé par une crise cardiaque. J'étais à cet instant un peu au-dessus et Jean-Hervé était le seul de nous trois à être resté derrière eux. Il ne put qu'alerter d'autres randonneurs dont deux médecins, un Allemand et un Français, qui pratiquèrent des massages mais en vain. Le vieil homme qui était un ancien guide, était mort dans sa montagne, là sans doute où il vivait sans cesse. Jean-Hervé, aujourd'hui, en parle à Gérard alors que nous arrivons sur le Glacier de Tête Rousse.
10h15 - 11h30 - Le Refuge de Tête Rousse
Nous nous arrêtons à 10h 15 à 3167 m d'altitude après un dénivelé de 795 m. Nous laissons nos sacs et nos vêtements au soleil pour qu'ils sèchent un peu. Nous allons prendre plus d'une heure de repos pour mieux faire connaissance et nous restaurer.
Le déjeuner sera consistant : une soupe assez copieuse, une omelette dite alpiniste ( lardons et pommes de terre ) et la surprise viendra lorsque Gérard commandera un 1/4 de vin rouge pour tout accompagner.
Nous sommes étonnés car il ne nous est jamais venu à l'idée de boire autre chose que de l'eau en montagne. Je puis assurer que l'on se fait très bien à un autre régime. Nous serons d'autant plus surpris lorsque nous verrons notre guide revenir de la cuisine en nous disant avoir déjà pris un verre de blanc avec le chef. Je crois qu'il savait que nous étions prêts et que psychologiquement, il fallait simplement nous mettre à l'aise.
Tout en mangeant, de fort bon appétit malgré l'heure, (il est 11h environ) nous discutons. Gérard nous demande nos métiers et nous osons lui dire que nous sommes tous les deux instituteurs à Brest. Il nous dit connaître des Bretons avec lesquels il fait souvent de belles courses dans les Alpes.
En regardant par la fenêtre du chalet vers l'Aiguille de Bionnassay, il nous raconte l'histoire de l'accident terrible survenu à E.E. Gérard, ce jour-là, avait effectué une course dans le Massif en compagnie d'un ami docteur venu spécialement de Grenoble. Le soir, il convainquit son ami de rester dîner et celui-ci en regagnant son domicile, tard dans la soirée, découvrit au bord de la route une voiture accidentée dans laquelle gisait un homme qui n'était autre qu'E. E. Le célèbre alpiniste, dans son malheur, eut une grande chance car le docteur avait en sa possession, le nécessaire d'urgence pour lui sauver la vie.
11h30 - 13h30 - Les rochers
A 11h 30, nous repartons après avoir payé ( 206F ) et rangé notre table. Nous nous encordons d'abord aux harnais assez étonnants et complexes ensuite l'un derrière l'autre. Autour du Refuge maintenant s'agglutinent soit d'autres cordées vers le Mont-Blanc, soit de simples randonneurs parvenus au but de leur ballade.
Je suis heureux de répondre à une question d'un randonneur que nous allons au Mont Blanc. Je prends alors conscience que nous partons vers un domaine inconnu mais j'ai pleinement confiance en Gérard qui mène de nouveau la marche, suivi de Jean-Hervé.
Nous avançons d'abord régulièrement sur le petit glacier de Tête Rousse pour rejoindre la trace qui conduit droit vers le passage le plus dangereux de l'ascension.
Dans mes premières lectures sur cette ascension, j'ai toujours buté sur ce couloir, ignorant totalement son véritable danger, son aspect en vérité. Lors des premières balades, nous avions plusieurs fois entendu les cris des alpinistes, avertissant de chutes de pierres, sur ce versant de l'Aiguille du Goûter, les cordées placées en dessous d'eux.
Ces blocs, nous les avions vus dévaler à pleine vitesse, venant s'échouer après plusieurs centaines de mètres, sur le glacier, au pied de l'Aiguille du Bionnassay.
Nous savions l'histoire d'un homme percuté par ces rochers, entraîné dans la pente et miraculeusement indemne. Nous savions aussi que la plupart des morts avaient lieu à cet endroit. Et pourtant, en approchant, je n'ai pas peur. J'ai pris le risque de venir ici, je l'assume.
J'irai.
Devant nous des alpinistes peinent, d'autres redescendent après avoir franchi le couloir. Pas un mot n'est échangé.
Contrairement à la randonnée, nous aurons toujours un froid regard les uns pour les autres, scrutant chacun le visage de l'autre, en quête peut-être de la souffrance ou de la sérénité pour se réconforter.
Devant le couloir, plusieurs personnes sont arrêtées de notre côté et en face aussi. Je réalise alors que ce passage n'est pas très long, tout juste une cinquantaine de mètres.
Nous nous arrêtons sous un rocher pour attendre que la voie soit libre. Des cris retentissent " pierres, pierres " et alors dévalent en grand fracas des blocs plus ou moins gros, mêlés à des cailloux de petite taille mais cette mitraille passe à très grande vitesse devant nous avant de finir sa course sur le glacier en contrebas.
Une corde a été installée tout au long du couloir, sur laquelle nous devrons fixer un mousqueton qui coulissera jusqu'à l'arrivée.
Peu de monde passe et Gérard s'impatiente. Soudain, il nous dit qu'il faut y aller, que cela ne sert à rien de rester là, qu'il y a autant de risques à attendre ici qu'à forcer le passage.
Je suis un peu étonné, me demandant tout à coup s'il n'est pas trop intrépide, trop risque-tout. Mais il est hors de question de réfléchir maintenant, il faut suivre car nous sommes enchaînés, encordés plutôt, mais l'impression est la même.
Nous grimpons les derniers mètres en travers sur la glace et les rochers, abordons le couloir rapidement et, sans coup férir, nous nous précipitons vers la rive opposée. Il ne s'agit plus de penser mais de passer. Je ne sais pas s'il y a vraiment un danger, je ne sais pas ce que pense Jean-Hervé qui me précède, nous volons à toute allure sur la pente glacée.
Au milieu du passage, nous sommes bloqués par un homme fort étonné de nous trouver là. Nous nous emmêlons un peu surtout à cause du mousqueton qui coulisse et de notre corde qu'il lui faut enjamber. Je crois bien que Gérard l'admoneste en des termes peu cordiaux. La solidarité et la politesse n'existent pas vraiment ici. Chacun pour soi.
Personne ne tombe sur cette corniche étroite et nous arrivons sur le chemin de terre de l'autre côté sans dommage. Le tout n'a pas duré trois minutes mais nous sentons bien qu'ici ce n'est déjà plus la même affaire. Nous avons franchi un point de non-retour. Maintenant commence véritablement l'ascension du Mont-Blanc.
D'ailleurs, alors que nous allons ôter nos crampons et ranger nos piolets, nous entendons crier, très loin au-dessus de nous, le signal annonçant une chute de pierres. Nous nous aplatissons instinctivement contre la pente en scrutant le haut de la montagne mais les roches qui menacent empruntent très normalement le couloir et se perdent dans le glacier en contrebas.
Nous partons aussitôt et dès le départ, je reste accroché car mon piolet est passé sous le filin d'acier. Il faut que je me dégage rapidement surtout parce que nous sommes toujours encordés. Je dois avouer que je n'aime pas me sentir prisonnier de la corde. Tout au long de la montée vers l'Aiguille du Goûter, je passerai mon temps à dégager cette corde, à la tenir pour qu'elle ne traîne pas entre les blocs de rochers, à la surveiller et c'est assez désagréable.
Nous allons grimper une pente raide, mal indiquée, zigzaguant entre d'énormes rochers, avec très peu de temps de répit. Mais nous sommes en forme physique correcte et nous ne disons rien.
Parfois, il faut faire de gros efforts pour s'élever car certaines marches sont hautes et les blocs que nous devons franchir impressionnants. Le rythme n'est pas rapide mais suffisamment soutenu. La montée, en fait, est très directe et maintenant je sais pourquoi je l'ai ressentie ainsi. Jean-Hervé me dira, après le retour, qu'en réalité, Gérard nous a souvent conduit directement à travers les éboulis sans respecter les marques indiquant le passage. Je ne m'en suis pas aperçu car ces marques sont rouges et je suis daltonien.
Nous rencontrons plusieurs fois des cordées ou des individuels qui descendent. Je ne les regarde pas beaucoup, furtivement parfois, envieux de leur exploit, mais sont-ils tous allés au sommet. Maintenant, après l'avoir accompli, je ne le pense pas.
Nous retrouvons aussi le Japonais que nous avions vu au départ du téléphérique de Bellevue aux Houches et qui ne s'est pas arrêt au Refuge de Tête Rousse. Nous le rattrapons et le dépassons sans un regard.
En fait, nous nous arrêterons très peu dans cette ascension. Juste au dessous de l'arrivée, alors que le Refuge est visible depuis un certain temps, quelques filins d'acier aident à surmonter les écarts entre les rochers et la marche en est améliorée.
13h30 - 19h - Le Refuge de l'Aiguille du Goûter
Nous atteignons le Refuge à 13h 30 après avoir parcouru les 650 m de dénivelé en 2 h. Nous sommes maintenant à l'altitude de 3817 m et nous allons pouvoir nous reposer pendant presque 12 heures. C'est du moins ce que nous pensons. La réalité sera tout autre.
Pour l'instant, nous pénétrons dans les deux pièces faisant office de sas d'entrée, la première destinée à recevoir les piolets, la seconde pour les chaussures que l'on échange contre des sabots en plastique.
Mais ici, dans cette seconde pièce, il fait totalement noir et il est assez difficile de trouver deux sabots de pointure identique en tâtonnant sur les étagères. Nous posons nos chaussures en hauteur mais Gérard nous dira de les prendre plutôt avec nous dans la chambre.
Le refuge est accueillant et pour l'instant peu de monde occupe les tables immenses. Je vois quand même quelques personnes bien fatiguées. Viennent-elles du sommet ou du bas ?
Gérard, qui connaît bien les lieux ( il accomplit actuellement sa 9e ascension pour la saison, la 4e d'affilée et au total sa 48e au Mont-Blanc) s'inscrit pour les repas, la nuit et les petits déjeuners.
Nous nous asseyons à une des grandes tables sur des tabourets, objets de convoitise plus tard dans la soirée. Je n'ai pas trop regardé les gens dans le Refuge, j'étais plus intéressé par les lieux et surtout la multitude de règlements, en plusieurs langues, demandant de ranger les boîtes de boissons dans des poubelles bien séparées. C'est véritablement la première fois que nous venons dans un Refuge avec l'intention d'y coucher et l'impression générale que nous en tirerons, sera celle d'un lieu de passage, une halte très particulière, nécessaire mais peu agréable.
Jean-Hervé et moi buvons un Coca-cola, Gérard a pris une bière. Je crois maintenant qu'il a pris la mesure de nos capacités et qu'il nous a testés dans l'ascension de l'Aiguille du Goûter.
Il faut dire aussi que c'est un énorme avantage d'arriver tôt car nous aurons plus de temps pour récupérer et dans de meilleures conditions.
A 14 h, lorsqu'un des gardiens nous aura désigné nos châlits, nous allons nous étendre. Nous nous mettons dans le sens contraire, c'est à dire les pieds à l'intérieur, la tête au dehors vers le couloir central afin de profiter plus largement du peu d'air qui passera par la fenêtre. J'avoue qu'à cet instant, je ne comprends pas vraiment pourquoi, à cette altitude, il faut prévoir la possibilité d'un souffle d'air. Plus tard, quand le Refuge sera complet et que la chaleur se sera accumulée dans cet espace restreint, je saurai le bien-fondé de cette recommandation du guide.
Nous serons trois pour deux couchettes. A mes côtés, est déjà allongé un homme, accompagné également d'un guide. Il nous racontera que l'année dernière, il était déjà venu jusque là mais qu'il a dû abandonner au niveau des Bosses car le temps devenu froid et dangereux, les a forcés, lui et son guide à rebrousser chemin.
Etrangement, cela ne m'impressionnera pas. Je sens que j'irai au sommet mais j'ignore ce qui nous attend. Nous ne parvenons pas à dormir. Ce n'est pas vraiment l'heure d'une part et d'autre part nous ne sommes pas fatigués, seulement excités.
Mais il n'y a rien à faire d'autre et si nous nous allongeons, obéissant sagement au conseil de Gérard, c'est que nous sentons qu'une étape est franchie, qu'il faut préserver la maximum de force pour le lendemain.
Je ne sais si cette sieste fut profitable et je ne peux savoir si nous serions parvenu au sommet dans le cas d'une arrivée tardive au Refuge. Sans doute, tout aurait été plus difficile. Mais nous sommes privilégiés et la présence du guide efface tous les obstacles matériels.
Pour l'instant, nous ne sommes pas serrés et nous occupons trois emplacements. Au bout d'une heure, en sortant d'un état de pré sommeil, je m'aperçois que mon cur bat rapidement. Je prends mon pouls : 110 battements. Une heure plus tard, il sera à 95 pulsations environ.
L'altitude nous essouffle, même allongés.
Nous savons que respirer pendant près de 12 heures à 3800 m va nous permettre de nous habituer à ce rythme étranger. D'ailleurs, l'organisme a des difficultés à s'acclimater et des maux de tête apparaissent qui persisteront toute la nuit malgré la prise de cachet par deux fois. Il faudra s'y habituer.
Petit à petit, de nouveaux arrivants parviennent au Refuge et seules les quelques quatre-vingts réservations pourront procurer un léger repos.
Dans notre chambre, à notre arrivée, étaient déjà présents, outre notre voisin immédiat, un couple allongé à l'étage supérieur des couchettes. Puis viendront dans un ordre que j'ai oublié ceux que j'appellerai, faute de jamais savoir leur nom, l'Italienne, le monsieur malade, la dame et ses deux enfants, la voisine de Jean-Hervé et la dame à l'élastoplaste.
Des autres occupants de la chambre, j'ai vraiment retenu peu d'indications. Ils ne se sont pas faits remarquer, noyés dans le flot impressionnant d'inconnus. Ils se sont installés, posant leurs sacs contre les nôtres dans l'allée centrale, réduisant seulement d'autant la place.
Pour sortir, nous serons à chaque fois obligé d'enjamber une montagne de sacs et de chaussures. Ils prendront leurs repas à la table du refuge ou bien pique-niqueront dans la chambre, la plupart d'entre eux cherchant sans doute à se reposer au maximum.
Il faut dire qu'ils arrivent presque tous après 17h et même 18h, et que la foule du Refuge ne leur permettra pas vraiment de se remettre. Dans ce sens, les trois heures dont nous avons profitées entre 14h et 17h seront très appréciables. Je dirai un petit mot sur chacun des autres, de ceux que j'ai davantage observé.
Nous serons fortement impressionnés par une dame d'une quarantaine d'années, accompagnée de ses deux enfants de 15-17 ans environ. Elle s'occupera méticuleusement de tout pour ses enfants. A table, ils prendront debout un bol de potage puis finiront un repas froid qu'ils auront transporté de la vallée.
Ils ne parlent pas beaucoup. La dame est attentive et semble connaître les habitudes des refuges. Mais je suis étonné qu'elle s'élance, sans guide vers le Mont-Blanc. En réalité, nous ne saurons jamais de tous ceux que nous avons rencontrés ceux qui atteindront le sommet ni même ceux qui avaient l'intention de partir car, nous élançant en milieu de vague, dans la nuit, nous rattraperons et dépasseront pratiquement tout le monde. De plus, nous redescendrons de l'autre côté. Mais ceci est pour plus tard.
Pour l'instant, je me souviens encore de l'intervention de cette dame alors que nous sentons l'odeur de tabac dans le couloir à l'extérieur de la chambre. L'homme sortira, sans un mot, pour finir sa cigarette.
De même, je quitterai ma couchette une première fois pour me rendre aux toilettes et c'est alors que je m'apercevrai que le Refuge est bien chargé. Des gens sont assis partout. Le groupe des Anglais que nous avons vu ce matin aux Houches est là , occupant à lui seul une des grandes tables. Certains semblent fatigués surtout parmi les plus jeunes et leurs visages reflètent un air hagard, marqués par l'effort intense de la première montée.
Les regards sont fixes, étrangers à la sourde rumeur de la pièce commune, les respirations courtes, l'espoir d'une simple ballade s'éloigne et certains doivent sérieusement sentir qu'il faudra s'accrocher au réveil.
Sur les escaliers, s'est allongée une belle jeune fille cherchant un sommeil réparateur mais n'y parvenant pas dans le bruit impressionnant du Refuge. Un concert étrange de voix où aucune langue ne se distingue, un charabia d'italien, d'allemand, de français et d'anglais peut-être d'espagnol. L'Europe est là mais chacun s'ignore.
Dehors attendent tous ceux qui n'ont pas trouvé place à l'intérieur sur les tabourets ou par terre. Ils attendent simplement le soir, la fin du repas pour occuper une place à même le sol du bâtiment.
Il faut se frayer un passage tout au long du Refuge pour rejoindre un abri servant de WC, éviter les corps allongés au soleil déclinant, dans un espace réduit, dans l'accumulation des sacs à dos et des chaussures mises à sécher.
Ici, l'odeur est surprenante, la montagne directement souillée. Cela nous étonne que l'on n'ait pas installé un coin plus propre.
M'étonne encore les deux targettes sur la porte des WC du côté extérieur. Pourquoi ? Mystère.
C'est là que je vois sur le tas de neige à la même hauteur que le toit du Refuge, un des gardiens qui balance vigoureusement de grandes pelletées sur les tôles du bâtiment, sans doute pour reconstituer, grâce à la fonte, la réserve d'eau.
La vallée à cette heure ( environ 18h ) est totalement envahie de nuages et seule la face de l'Aiguille de Bionnassay est visible, merveilleusement éclairée, blanche et majestueuse. Il est difficile d'évaluer la distance des pentes de cette face, mais ici presque au cur du massif on ressent très bien la folle immensité de ces roches recouvertes éternellement de neige. On imagine les souffrances des premiers conquérants, leur témérité insensée, leur exploit démesuré.
Pourtant, la face de l'Aiguille cache à merveille ses traîtrises et d'ici, ne reste que l'envie de toucher la paroi, de saisir immédiatement l'obstacle, de l'anéantir.
Sur cette pente, un aspirant guide de Chamonix est mort au début du mois de Juillet, surpris par une imprévisible avalanche de rochers et de neige. Son corps et celui d'un de ses clients n'ont pas été retrouvé alors que l'autre cliente a échappé miraculeusement à la mort parce qu'elle est restée à la surface de l'avalanche.
En regagnant ma place, je vois encore d'autres alpinistes qui grimpent à cette heure tardive les dernières difficultés de l'ascension.
Dans le Refuge, trois hommes se sont assis sur les quelques marches qui conduisent de la pièce commune aux chambres, ne laissant juste qu'un passage étroit. S'ils se sont assis ainsi, c'est uniquement pour se réserver une place pour la nuit, pouvant s'allonger plus ou moins sur cet escalier quand tout le monde sera couché.
La belle jeune fille est toujours allongée sur le haut de la cage d'escalier, roulée dans un sac de couchage.
Partout, un va-et-vient continuel, entre ceux qui gagnent les chambres pour se reposer, ceux qui déposent leurs affaires à même le sol avant d'aller prendre une collation rapide. Des gens sont debout, en très grande majorité des hommes, se frayant un passage avec peine dans la cohue.
Au Refuge, les gardiens et la cuisine ne chôment pas. Des dizaines de boissons, de repas sont distribués à un prix inflationniste. Qu'importe. Il faut bien se restaurer quelque soit le prix.
A 18 h, nous aussi, comme Gérard nous l'a indiqué, nous descendons dans la salle à manger. Le guide est là qui nous attend. Il a déjà, dès notre arrivée, commandé le repas.
Mais tous les sièges sont pris. Il garde un coin d'une table et nous demande de chercher des tabourets. Je m'avance vers un groupe tout au fond de la pièce. Un siège est libre. Je le montre du doigt exprimant le désir de m'en emparer car, en fait, dans le bruit, on ne peut s'entendre. Ce sont des Allemands, qui me lancent un regard courroucé en se saisissant vivement de leur siège. Rien à faire.
Gérard et Jean-Hervé attendent toujours. Le repas arrive. D'abord la soupe. Nous commençons à manger debout. En face de nous, trois gars sont assis et finissent un pique-nique. La règle voudrait que, ne consommant pas le repas du refuge, ils libèrent leurs sièges. Je crois qu'ils le savent et Gérard se fait fort de le leur rappeler. Un d'entre eux nous parle, s'apercevant que nous sommes debout. Il nous dit que leur ami, le plus jeune est un peu malade mais ils nous donnent leurs trois tabourets que nous prenons très égoïstement. Nous payons et nous avons donc droit à certains égards. Ici, c'est ce règne là qui domine. Nous ne sommes pas en terrain de partage.
Une dame intervient alors pour réserver et les places et les trois sièges pour elle et huit autres camarades. Petit à petit, elle se garde ainsi toute la place pour un second service.
Sur une autre table est assise la jeune Italienne qui à l'air d'avoir mal aux yeux car elle porte sur le front un bout de tissu noir.
A notre gauche, mangent également un couple et un guide avec son client. Ce personnage m'étonne. Effectivement cet homme est énorme, pesant sans doute plus de 120kg avec un ventre surabondant. Je me demande comment il a pu parvenir jusqu'au Refuge, en passant à travers les rochers de l'Aiguille du Goûter sur un terrain qui ne m'a pas semblé très facile. Je me dis aussi que s'il tente le Mont-Blanc, il n'y a pas de raison pour que je ne le réussisse pas.
Partout ailleurs, de nombreux alpinistes se restaurent également. L'atmosphère est lourde de bruits et de chaleur. Je me demande comment, sans expérience, nous aurions pu nous tirer d'affaire dans ce vacarme et cette bousculade.
Nous continuons notre repas par un plat bien consistant, rôti de veau, ( deux tranches chacun) et du riz au safran à profusion.
Dans une pièce, séparée de la salle à manger, des tables sont installées pour ceux qui désirent préparer eux-mêmes leurs repas sur des réchauds à gaz.
Nous parlons peu car le bruit est désagréable et le déplacement continuel de convives à la recherche de places nous occupe. Nous avons vite apprécié les conseils de Gérard sur la nécessité de bien boire. Nous avons donc commandé une bouteille d'eau de Badoit et une carafe de vin rouge.
Le repas s'achève sur un consistant gâteau de semoule. Nous serons bien alimenté, pour l'ascension tout à l'heure.
19h - 21h - Complet
Nous regagnons alors notre chambre après nous être mis d'accord avec Gérard sur le lever. Certaines personnes attendent, allongées sur leur couchette que les places soient libérées pour dîner. De ce côté encore, nous sommes privilégiés car maintenant, pour nous, il ne reste que l'attente.
Un gars est entré tout à l'heure, qui a eu un malaise dans la montée entre les deux refuges. Il est très étonné car cela ne lui était jamais arrivé bien qu'il soit apparemment un randonneur expérimenté.
Son guide vient de téléphoner à un médecin en décrivant les symptômes et maintenant il lui conseille par prudence de renoncer à l'ascension. Le gars est déçu. Il voudrait continuer mais je ne crois pas qu'il partira.
Nous nous allongeons de nouveau, cette fois dans le sens normal, c'est à dire les pieds vers le couloir central. Toutes les places sont maintenant occupées. A la droite de Jean-Hervé, est allongée une dame qui souffre terriblement d'ampoules. Son mari la soigne en lui mettant un pansement spécial, du Spenco.
Ce pansement possède une sorte de deuxième peau artificielle qui protège totalement la blessure, l'isole des frottements et la maintient dans une humidité propice à la guérison.
Intervient alors une dame qui propose, pour plus d'efficacité de l'élastoplaste afin de maintenir solidement le premier pansement. C'est pratiquement la seule fois où nous parlons un peu.
Nous savons tous ce que sont les douleurs dues aux ampoules et la dame qui propose son adhésif semble bien s'y connaître. Elle préconise d'ailleurs d'enserrer complètement le pied garantissant ainsi une parfaite sensation et excluant toute douleur.
Nous décidons alors de nous préparer aussi avec nos moyens rudimentaires : soin des pieds ( Spenco aussi que nous avons découvert depuis quelques jours et plusieurs couches de sparadrap pour pallier l'absence d'élastoplaste ), eau mise sur l'étagère en cas de soif dans la nuit. Jean-Hervé s'en va payer la modique somme de 550F et en revenant me décrit ce qui se passe dans la salle à manger où les repas sont achevés.
Le personnel balaie et les gens, au fur et à mesure que le sol est propre, installent leur sac de couchage pour la nuit. Certains dormiront sous les tables, d'autres dessus. Aucun espace n'est perdu. Je lui tends l'appareil photo pour immortaliser ce phénomène.
Par la fenêtre, nous ne voyons que la neige blanche et le ciel bleu. Le soleil est encore visible à cette altitude mais tout le monde se prépare à dormir. Rapidement tout se calme et vers 21h le silence commence à s'établir.
21h - Mardi 9 Août 1988 - 2h40 - Temps de repos
Nous aurons tous beaucoup de difficultés à dormir. Il fait chaud, la promiscuité est garantie, les maux de tête nombreux, la fatigue, l'énervement, l'altitude nous assaillent. Soudain, un éclat de voix se fait entendre : quelqu'un en sortant dans la pénombre a écrasé une innocente jambe.
La petite Italienne s'est coiffée devant nous et a fait une tresse qui maintenant pend hors de la couchette. Ensemble Jean-Hervé et mon voisin de droite me le font remarquer. Mais je n'ai plus mes lunettes et il me faut plusieurs secondes pour comprendre ce qu'ils me disent. Un me parle de blaireau pour se raser le matin, l'autre pense à un pompon que l'on arrache dans les manèges des fêtes foraines.
Au cours de la nuit, je verrai ce même voisin assis sur le lit, anxieux du départ, ce que nous avions déjà senti la veille.
Tout au long des quatre heures de demi-sommeil, nous nous gênerons en nous donnant des coups de coudes, en prenant plus de place que prévu, en remuant pour se replacer dans une position plus confortable, croyons-nous. Mais il est littéralement impossible de dormir. J'ai très mal à la tête et les trois cachets de Doliprane n'ont absolument rien calmé.
J'ai le souvenir qu'un instant, je me suis retrouvé, les deux bras en l'air, dans l'impossibilité de les laisser retomber sans gêner mes deux voisins.
Jean-Hervé me dira, que lui aussi dans la nuit, fut confronté à d'identiques problèmes de promiscuité.
Nous ne garderons pas de cette nuit un souvenir agréable, mais faisant contre mauvaise fortune, bon gré, nous nous accommoderons néanmoins au mieux de cette situation. Maintenant, je pense surtout à tous ceux qui ne dormirent pas dans les mêmes conditions que nous, en particulier ceux qui occupèrent les marches des escaliers.
Nous attendons en sommeillant 1h 15 du matin quand les premiers départs commenceront. Je me souviens avoir ressenti de l'agacement à ne pouvoir dormir car persuadé que la fatigue me jouerait des tours le lendemain, je désirais me reposer complètement. Ce fut un souhait vain et je ne crois pas avoir été le seul à maudire la chaleur étouffante de la pièce.
A 1h 35, nous nous levons et comme Gérard nous l'a recommandé, nous allons directement dans la salle à manger.
Il a déjà réservé trois tabourets et maintenant que nous sommes là, il va attendre son tour pour obtenir le petit déjeuner commandé hier soir. Le guichet de la cuisine ouvre avant l'heure prévue, normalement de 2h à 3h 30.
Ce petit déjeuner est frugal, consistant simplement dans quelques tartines avec beurre et confiture et café et thé pour Jean-Hervé.
A côté de nous, deux Espagnols boivent un étrange breuvage à base de lait sans doute, avec une odeur désagréable. Un d'entre eux est vêtu d'un tee-shirt sur lequel il enfile une veste et d'un foulard qu'il noue sur sa tête.
Je profite pour achever de lacer mes chaussures. Maintenant il faut se presser : ranger les couvertures, les sabots, descendre et s'habiller derrière le refuge, mettre les crampons, la veste, le harnais, la corde, le piolet, les gants, la lampe frontale. Ce n'est pas très simple vu le peu d'éclairage que nous avons.
J'ai le temps de prendre une photo du départ mais plus tard il sera hors de question avant le sommet de s'arrêter pour engranger des clichés.
Partout autour du Refuge, la même fébrilité dans la nuit et la froideur. Nous sommes prêts à partir, à 2h 40.
L'aventure commence.
2e partie - Mardi 9 AOUT - 2H40 - 6H20 - Marche dans la nuit
Nous gagnons tout d'abord une petite plate-forme au-dessus du Refuge où nous soulageons un besoin naturel en pleine froidure.
Pour cela, je dois poser mes gants. De plus, avant de repartir, je m'aperçois que je n'ai pas pris mon bonnet. Je dois donc encore reposer les gants que je laisse par terre et Gérard qui s'impatiente m'en fait la remarque.
Ceci se révélera très important car, un peu plus tard, dans l'ascension, Jean-Hervé fera de même et les gants chauds et humides au contact de la neige glacée, durciront aussitôt et leur malheureux propriétaire aura à supporter un froid terrible sur les phalanges.
Pour l'instant, nous avançons comme des dizaines de cordée mais sans trop savoir où nous allons. Gérard est devant. Il connaît le chemin. Nous le suivons, chacun uniquement préoccupé par lui-même. Les lampes frontales éclairent peu. Seul, un halo jaunâtre, devant nous, guide notre marche.
Loin devant, nous entr'apercevons des lueurs blafardes dans la même direction, à une distance absolument impossible à évaluer et qui ne nous donnent aucune indication sur l'état de la piste ni sur les difficultés probables. Nous marchons sans appréhension cherchant à correctement placer nos pas sur la piste bien marquée.
La nuit est très claire. Les étoiles dans le ciel et un sol enneigé donnent l'impression d'une promenade hivernale. Nous ne distinguons rien des alentours et nous ne percevons que le crissement des crampons sur la neige glacée. Nous sommes solidaires et engagés dans une course incroyable mais je ne me souviens pas d'y avoir spécialement pensé. L'heure très matinale, le peu de repos, la sensation d'être tout juste réveillé doivent créer ce sentiment. Les maux de tête ont disparu et ne réapparaîtront plus.
Nous attaquons maintenant ce qui sera, sans aucun doute, le passage le plus pénible de la course. Le Dôme du Goûter et ses 4304 m surgit devant nous mais nous le voyons vraiment que très peu. Nous ne devinons que le début de la pente et nous savons seulement qu'il nous faudra passer très loin là-haut où clignotent quelques lueurs.
Nous marchons, marchons sans cesse dans la trace bien visible. Et puis sans doute, parce que nous ne disons rien et que nous sommes en bonne forme physique, Gérard va nous entraîner à toute vitesse par le chemin le plus court, c'est à dire littéralement tout droit.
Nous avons rattrapé les cordées qui se suivent interminablement sur la piste, peut-être trente ou cinquante alpinistes. Gérard, et nous à sa suite, déboulons sur eux et prenant la pente en ligne droite, il va nous obliger à accélérer, à faire une trace nouvelle sur la neige glacée, ne changeant que rarement de sens à la progression. Effectivement, la pente étant trop raide, nous devons malgré tout marcher en utilisant un pas croisé pour rendre efficace la montée.
Nous n'avons pas le temps de regarder les autres alpinistes qui progressent à quelques distances de nous, qui, parfois, suivant leur tracé reviennent vers nous. Alors, nous accélérons de nouveau pour ne pas devoir nous arrêter lors d'un croisement. Lorsque nous changeons de premier pied d'appui dans la pente, il faut s'empresser de passer le piolet de la main gauche à la main droite ou inversement de telle façon qu'il soit toujours utilisable du côté le plus élevé de la piste. Il faut aussi faire attention à la corde qui traîne sur le sol, tantôt trop tendue, tantôt trop molle.
Nous souffrons terriblement, horriblement. Nous n'avons pas le temps de reprendre notre souffle entre chaque pas et l'esprit, tout occupé par cette souffrance, ne permet pas d'apprécier la promenade. Je me souviens d'avoir pensé que tout ceci est trop dur, insupportable, inhumain même.
Je suis certain d'avoir râlé à voix haute, ne comprenant pas pourquoi notre allure était si soutenue. Nous allons trop vite et Gérard siffle, chantonne devant nous, sans trop se soucier des marcheurs que nous doublons, sans même nous entendre peut-être. Nous rattrapons pour la dernière fois le Japonais vu à deux reprises précédemment.
Je n'apprécie absolument pas cette montée mais je ne crois pas avoir eu envie d'abandonner. Je pense seulement que nous allons trop rapidement et qu'un rythme plus lent nous conviendrait mieux. Devant nous, serpentent des hommes et des femmes à des distances que nous ne pouvons juger.
La nuit est belle, noire et il est impossible de deviner les passages dans la pente. Je me prends à penser que cette ascension ne finira jamais et qu'il y a de l'absurdité à être ici. Nous faisons de très violents efforts pour avancer et sans doute ai-je un peu peur, sans me l'avouer, de la suite de la course. Pourrons-nous tenir à ce train d'enfer ? Il y a si peu de temps que nous sommes partis bien que nous ne savons absolument pas l'heure qu'il est et que nous ne chercherons jamais à le savoir avant le sommet mais l'impression d'isolement est telle que nous perdons notion du temps qui s'écoule.
Soudain, quelque chose glisse et dévale la pente, à notre droite, à une vitesse incroyable. Il a été totalement impossible d'esquisser le moindre geste pour tenter de récupérer l'objet. Gérard, qui a ralenti, reprend aussitôt la marche. Je me demande ce qui a pu glisser. Je crains un instant que ce ne soit l'appareil-photo que j'ai rangé dans la pochette au sommet du sac à dos mais l'habitude de toujours vérifier la fermeture des pochettes me rassure. Plus tard, Jean-Hervé saura me dire que ce n'était qu'un sac plastique, contenant une barre chocolatée, qui est sorti de son sac et qui s'est ainsi précipité vers l'inconnu.
Cet épisode nous permet de comprendre l'utilité des crampons et de la corde car il serait sans nul doute difficile de s'arrêter sur une pente aussi abrupte et aussi verglacée.
L'incapacité où nous sommes de voir autour de nous ajoute à cette impression insoutenable que cette ascension ne finira jamais. Derrière nous, brillent les lampes des cordées que nous avons dépassées et devant, nous pouvons encore apercevoir toute une série de lumières sur la droite et sur la gauche mais sans que cela ne nous indique la direction et le point final.
Après avoir été surpris de la rudesse de l'effort à fournir, nous finissons par nous contraindre et par nous concentrer sur la marche, sachant bien que cela finira et que chaque virage peut être le dernier. Mais aucune marque ne nous aide et c'est vraiment cette incapacité à doser son effort par rapport au but qui est difficile à supporter.
Lorsqu'enfin nous arrivons au sommet, nous ne pouvons pas apprécier l'altitude record que nous venons d'atteindre ( 4304 m ).Nous prenons un peu de thé rapidement, trop rapidement encore et poursuivons notre route vers le col du Goûter, quelques dizaines de mètres au-dessous à 4255 m.
C'est alors que Jean-Hervé avec ses gants glacés, souffre terriblement et que j'ai des difficultés à reprendre mon souffle. Je n'ai pas lacé mon anorak et je ne sais vraiment si j'ai chaud ou froid. Je suis essoufflé et nous ne sommes pas encore au sommet.
Au Col du Goûter, nous sommes obligés de nous arrêter pour que Jean-Hervé se réchauffe. Gérard et lui changent leurs gants et après quelques minutes, à force d'exercices de réchauffement il se sent mieux, et nous repartons.
Cette halte m'a également été profitable car maintenant je sais bien que nous sommes en route vers le sommet et qu'il faut continuer. L'esprit a repris pleinement sa fonction, recontrôlant les impulsions désordonnées du cur, régularisant de nouveau le souffle.
Dans la montée vers le Refuge Vallot, la pente semble moins raide mais peut-être, n'est-ce qu'une impression car pour l'instant encore, la nuit est noire et il reste impossible de deviner le trajet. Nous l'abordons en ligne droite.
Je ne m'aperçois pas que je marche très mal, face à la pente, utilisant une énorme quantité d'énergie, peinant de nouveau, soufflant, incapable de corriger l'erreur, ne la soupçonnant même pas. C'est Gérard, qui sans nul doute reste attentif à notre état, qui me rappelle à l'ordre en me demandant de reprendre une marche adaptée au glacier. Je l'entends et, m'appliquant à alterner les pas l'un au-dessus de l'autre, je reprends très vite mon souffle et ma confiance. En quelques minutes, je ne peine plus, ma respiration est redevenue normale et la progression en est grandement facilitée.
Maintenant, je crois que cet oubli des règles nécessaires à la marche sur névés et glaciers est venu du rythme élevé que le guide a repris après chaque arrêt. Je sais que lorsque nous sommes allés aux Cols des Dards et du Belvédère, nous avons correctement marché sans jamais attaquer une pente avec une démarche erronée. Il est sans doute vrai que seul ou en suivant mon propre rythme, j'aurai rapidement repris une marche correcte. Du moins je le crois. Mais il faut savoir s'adapter à une situation particulière. Ici, la difficulté de la pente et le fait d'être encordé entravent la liberté que l'on peut prendre sur d'autres sentiers.
Lorsque nous arrivons à la hauteur du Refuge Vallot à 4362 m, l'obscurité est moins dense et nous pouvons apercevoir sur notre gauche le modeste abri utilisé par les cordées en grande difficulté sur l'ascension.
Le froid est vif et mes joues sont glacées. Je passe plusieurs fois mes gants sur la peau, espérant ainsi réactiver la circulation. Nous avons rencontré quelques personnes qui descendent mais devant nous il ne semble pas y avoir beaucoup de monde. Nous nous arrêtons très peu au passage du Refuge.
Maintenant, nous pouvons apercevoir le sommet qui est encore très loin mais, étrangement, j'ai peu à peu la certitude absolue que j'arriverai au sommet, que tout n'est qu'une question de temps. Toute ma lucidité est revenue, peut-être de pouvoir désormais suivre la trace dans la neige glacée, d'avoir un point de repère fixe qui se rapproche à chaque fois que nous levons les yeux.
Je n'ai pas une seule fois jet un regard derrière moi et, maintenant, que nous sommes dans la pente des Bosses, je ne regarde qu'une ou deux fois sur la gauche, la perspective de la Vallée de Chamonix où se distinguent très loin les points lumineux des lampadaires. Là-bas, tellement de gens ignorent que nous marchons si haut, dans un autre monde.
Il fait froid, le vent souffle par instant et pourtant Gérard nous assure que la température est clémente. Il nous encourage et nous décrit le chemin que nous apercevons de mieux en mieux. Il sait aussi que nous avons récupéré de l'effort et que nous irons au sommet. Son expérience lui a appris que les alpinistes qui, ici, au Refuge Vallot, ne se sentent pas très bien, décident la plupart du temps d'abandonner et rebroussent chemin.
En passant devant les Rochers de la Tournette, il nous rappelle l'accident d'avion de l'India Airlines en 1950. Nous avançons régulièrement et nous savons peu à peu que chaque minute nous rapproche du sommet.
La pente est raide mais en marchant correctement la progression est facile. Dans notre mental, de nombreux verrous ont dû sauter et nous n'avons absolument plus peur. Nous sentons que nous ne serons pas sujet au mal des hauteurs, que notre condition physique est intacte et que la fatigue est rejetée derrière la volonté d'atteindre le but.
Peu de monde progresse sur la trace et nous pouvons surtout mesurer la distance parcourue entre chaque halte tout comme nous connaissons la route encore à accomplir. Tout cela aide et permet d'apprécier l'effort et le plaisir revient de marcher vers un but, surtout vers ce but que nous nous sommes fixés et que nous savons bientôt concrétiser.
6h - 6h 30 - Le toit de l'Europe
Nous atteignons enfin l'arête sommitale, objet de tant de rêves et de délire. Ici, il faut de nouveau faire très attention car, de chaque côté, le précipice est vertigineux et le vent qui souffle violemment, gêne considérablement la respiration et la vue. Nous sommes obligés de nous arc-bouter sur un adversaire invisible pour vaincre les rafales qui nous assaillent et pour mettre un pied devant l'autre. Mais la pente n'est pas très rude.
Après quelques dizaines de mètres sur cette corniche, nous débouchons sur une plate-forme bien dégagée, d'une trentaine de mètres de long sur dix de large.
LE MONT-BLANC
Nous sommes au sommet du toit de l'Europe, le Mardi 9 Août 1988, à 6h 20mn.
Nous avons fait depuis le Refuge de l'Aiguille du Goûter 1039 m en 3h40mn.
Au sommet, voltige entre nos jambes une poussière de neige qui parfois nous oblige à détourner la tête. Il ne fait pas extrêmement froid . De plus nous sommes sous le charme de la vue et nous ne prêtons pas attention au vent.
Le paysage est fantastique et bien que nous ne connaissions ou reconnaissions aucun des sommets environnants, nous pouvons enfin savourer pleinement le spectacle qui s'offre à nos yeux. Nous avons posé nos sacs et enfoncé nos piolets pour prendre quelques photos. La clarté qui jusqu'alors n'était que timide devient soudain plus vive.
Nous avons l'étonnante chance d'assister au lever du soleil depuis le sommet du Mont-Blanc. Les pics et les aiguilles vers l'Est se dessinent en contre-jour sur le ciel dégagé et le soleil pointe une lueur rougeâtre entre deux massifs. La lumière s'engage dans les vallons exposés chassant l'ombre et illuminant les pentes neigeuses.
Dans le fond de la vallée de Chamonix, une mer de nuages laisse seulement apparaître les sommets les plus élevés. Ailleurs, tout s'éclaire petit à petit et la multitude des pics enneigés devient féerique. On ne peut imaginer le nombre de sommets visibles de 4807m lorsque l'on marche dans la vallée et si la vue d'en bas est très impressionnante, d'ici la sensation de domination est plus grande encore. Nous prenons conscience, sans doute, que nous sommes au plus haut qu'il est possible d'être en nous rassasiant du panorama. Rien n'empêche les yeux de virer de 360 degrés et d'embrasser le flanc italien puis le côté français.
Gérard nous photographie avec le Grand Paradis, en Italie, comme arrière plan. Nous demandons ensuite à un vieux monsieur de 65 ans qui est tout heureux d'être parvenu au sommet de nous photographier tous les trois. Gérard officie de nouveau pour l'immortaliser à son tour. Nous n'allons rester en haut que 10 min et quand nous décidons de repartir, d'autres alpinistes parviennent au but à leur tour.
6h30 - 11h15 - La traversée des 4000
Gérard a décidé que nous pouvions faire la traversée complète du Massif et cela nous semble une aubaine.
A 6h 30, nous entamons la descente vers le Col de la Brenva dans une neige molle, où les chaussures s'enfoncent profondément. La journée est belle déjà et le soleil s'élève rapidement dans le ciel.
Nous avançons vite. A la descente, ne se pose plus le problème du souffle difficile. Nos pieds empruntent des marques très larges sur la piste. Je marche devant, Jean-Hervé me suit et Gérard nous assure. Mais ici pour longtemps ce n'est qu'un immense névé.
Le jour est complètement levé et la neige scintille d'une blancheur majestueuse. A notre droite, sur le versant italien, de gros blocs de glace sont suspendus au-dessous du Mont-Blanc. A notre gauche, les pentes sont encore dans l'obscurité, protégées par les Massifs du Mont-Maudit et du Mont-Blanc du Tacul que nous allons maintenant aborder.
Auparavant, nous nous arrêtons dans la pente pour prendre quelques photos et regarder pour la dernière fois le sommet du Mont-Blanc, maintenant presque invisible car l'arête sommitale disparaît dans la courbure.
Au bas de la piste, nous croisons un alpiniste totalement emmitouflé dans un foulard. Nous ne saurons jamais si c'était un homme ou une femme. Nous sommes seuls tous les trois dans ce col immense de la Brenva à 4303 mètres dans un décor inimaginable, entourés de pics entièrement blancs, loin des hommes, de la terre, des ennuis terrestres !
Nous avons descendu rapidement depuis le sommet et nous n'avançons plus très vite maintenant. Je crois que nous savons que nous quittons un monde merveilleux, dur et attirant, objet de convoitises et de souffrances, synonyme de mort parfois. Nous savons que le voyage de retour est entamé. Nous poursuivons notre route en grimpant une pente à l'ombre, vers l'Epaule du Maudit. De nouveau, nous nous taisons et nous allons nous taire pendant plusieurs minutes bien que l'ascension ne soit nullement pénible.
Il ne fait pas froid bien que marchant à l'ombre du Mt Maudit. Au sommet, Gérard nous dit qu'il préfère ouvrir une route dans la pente au lieu de suivre la voie normale qui, d'après lui, oblige les marcheurs à progresser en posant les pieds l'un devant l'autre sur une corniche étroite et verglacée.
Il se replace en tête de cordée et adoptant la progression classique sur les glaciers, pointe de la chaussure vers l'avant et deuxième pied perpendiculaire au premier, nous avançons derrière lui. Nous avons totalement confiance mais, si nous avions été seul, nous n'aurions jamais pu déterminer si cette neige et cette pente nous étaient accessibles. La vérité oblige à dire qu'il n'y a vraiment aucun danger à la condition de progresser régulièrement, en faisant un minimum d'attention pour ne pas accrocher une des lanières des crampons.
Pourtant, en dessous de nous, sur notre gauche, s'ouvre, béante, la rimaye du névé et il vaut sans doute mieux rester cramponné à la pente que d'aller rebondir sur la crevasse. Devant nous, s'ouvre une brisure perpendiculaire à notre progression. Gérard assure sérieusement le passage et nous avertit des précautions à respecter. Je n'ai pas l'impression qu'il y ait beaucoup de danger mais il est vrai que c'est sans doute dans ces instants-là que la plupart des drames surviennent, quand chacun est inattentif.
Nous remontons maintenant pour rejoindre la piste tracée vers le Mont-Maudit et Gérard nous explique que la pente que nous allons emprunter est raide et qu'il va falloir se méfier.
Je ne sais pas pourquoi mais il me semble qu'il nous encadre un peu trop en cet instant. Peut-être se méfie-t-il maintenant d'un trop grand enthousiasme de notre part et préfère-t-il reprendre presque violemment le contrôle de la cordée.
J'aborde le premier la descente sur des marches hautes de plus de cinquante centimètres, au-dessus d'un vide impressionnant mais la difficulté n'est pas excessive. Il suffit de poser précautionneusement chaque pied et de penser à ce que l'on fait.
Gérard a demandé à Jean-Hervé de me retenir en tirant la corde, d'attendre que j'ai avancé et de ne s'élancer que lorsque je suis arrêté. Il parle beaucoup, à mon avis, nous invectivant à tort. Lorsque Jean-Hervé tend la corde, je suis parfois brusquement stoppé et j'ai alors un pied qui reste en suspension dans le vide. Mais je ne peux pas tirer la corde vers moi car j'entraînerais mes deux compagnons.
Nous comprenons mieux la difficulté à être encordé et à bien connaître le fonctionnement d'une cordée : solidarité, sécurité mais aussi contrainte et patience.
Jean-Hervé me dira plus tard que Gérard, dans ces moments de descente était très attentif et qu'il nous assurait très fermement.
Il est sans doute vrai que souvent les descentes sont plus dangereuses que les ascensions et, que la fatigue survenant, il convient d'être d'autant plus vigilant. C'est le rôle du guide mais c'est aussi une leçon à retenir. Toujours est-il qu'ainsi, par saccades, nous avançons, avec le vide immense à gauche et la piste qui se déroule devant nous jusqu'au Col Maudit.
A la réflexion, ce passage peut être considéré comme étant un des plus dangereux, sinon le plus, de toute la course car aucune faute ne peut s'autoriser dans de telles conditions. Nous n'avons pas vraiment le temps d'admirer le paysage vers l'Aiguille du Midi.
A mi-pente, nous croisons une cordée de quatre jeunes alpinistes qui se sont assurés en posant des pitons et une main courante dans la glace lors d'un passage raide et périlleux. Il me semble à l'évidence beaucoup plus agréable de descendre que de monter à cet endroit dangereux où la pente est très raide.
Puis, plus tard nous rencontrons le Capitaine du Peloton de Gendarmerie de Haute Montagne que Gérard salue et qui vient faire, avec un ami, une course dans le Massif.
Nous nous arrêtons au Col Maudit à 4035 m pour nous restaurer. Nous avons alors, après quelques minutes, la surprise de voir s'approcher notre voisin du Refuge de l'Aiguille du Goûter qui en compagnie de son guide, a sans nul doute, accompli l'ascension du Mont-Blanc. Nous restons bavarder et Gérard est de nouveau décontracté.
Il est difficile de s'asseoir ailleurs que sur les sacs posés sur le sol glacé. De plus, à chaque instant, nous nous embrouillons dans la corde qui nous relie mais maintenant la course a pris un autre tournant, dans une matinée radieuse.
A cette heure, peu de monde se presse à cette altitude et la vue est magnifique de quelques côtés que l'on se tourne. Les pics sont parfaitement éclairés et les jeux d'ombres et de lumières ajoutent sur les parois une féerie étrange. Il est étonnant d'être ainsi assis tranquillement à plus de 4000 m, mangeant, discutant, ayant accompli une course spectaculaire, délivré du poids de l'angoisse. Et pourtant, nous savons la route encore longue, surtout pour la dernière partie, sur l'arête Midi-Plan.
Nous reprenons notre descente en entamant bizarrement une petite montée vers l'Epaule du Mont Blanc du Tacul à 4130 m. La marche est assez longue et les jambes commencent à nous peser. Nous n'avons jamais fait de courses aussi longues et l'expérience nous manque.
Nous rencontrons maintenant par deux fois, des cordées que Gérard connaît et à qui il reste toujours dire un petit mot. Nous abordons enfin la plate-forme qui conduit soit au Col du Midi soit au Mont Blanc du Tacul, course que nous avons faite l'an passé, le dimanche 16 Août à 8h 50mn en compagnie du guide de Chamonix, Norbert Bozon.
Nous nous arrêtons encore une fois et je fais quelques photos qui malheureusement ne seront pas impressionnées car mon film ne s'est pas enclenché dans l'appareil. Pourtant, maintenant que le soleil est un peu plus haut dans le ciel, de belles vues sur les Alpes Italiennes et sur le Mt Maudit s'offraient à nos yeux avides de paysages hors du commun.
Nous attaquons la longue descente du Tacul, rendue très difficile par les nombreuses cordées que l'on rencontre et qu'il faut soit éviter, soit laisser passer en vertu du droit prioritaire de celui qui peine à gravir. Les alpinistes que nous croisons doivent être étonnés de nous voir de si bon matin redescendre une pente qu'ils ne font qu'aborder. Rien ne leur laisse deviner que nous revenons de loin.
Je ne me souvenais plus très bien de la piste mais il me semble qu'elle est de nouveau interminable. La fatigue se fait sérieusement sentir et de plus, nous savons qu'il nous reste une rude pente entre le Col du Midi et l'Aiguille du Midi.
Avant d'aborder la Vallée Blanche, à la rimaye du glacier, nous sommes bloqués car la file d'attente de ceux qui montent est interminable dans un passage plus difficile. Nous patientons un peu et Gérard soudain nous demande de nous élancer. Nous passons un peu rapidement les marches très hautes et sautons presque de paliers en paliers ce qui n'est pas une mince affaire quand on imagine une cordée de trois personnes irrémédiablement liées.
Enfin, nous voici dans la longue, très longue traversée du glacier de la Vallée Blanche, au Col du Midi à 3532 m. Nous bavardons et Gérard nous raconte ses courses d'alpinisme sur les rochers de l'Aiguille du Midi dans la voie Rebuffat que de nombreux alpinistes gravissent aujourd'hui.
Dès que nous abordons la dernière pente qui doit nous mener au sommet de l'Aiguille du Midi à 3842 m, nous ressentons très vivement une grande lassitude, une immense difficulté, insoupçonnée, à reprendre notre souffle, à poser un pied devant l'autre. Il semble que tout le poids des efforts consentis depuis le départ nocturne, s'est accumulé et parvient désormais sur les muscles.
Nous allons mettre plus d'une heure dans ce chemin, bondissant d'arrêt en arrêt, grâce à un constant raidissement de volonté. Nous sommes obligés maintenant après plus de 7 heures de marche à plus de 4000 m, de nous arrêter souvent, incapable de continuer sans ces pauses. Toute la fatigue de la course est là, dans le corps, taraudant les muscles, comprimant la respiration, engourdissant l'esprit.
Pourtant il faut bien continuer car l'arrivée est toute proche. Juste avant d'aborder la très dangereuse arête Midi-Plan, avec à droite, ses 400-500 m et à gauche ses 1000 m de gouffre, nous reprenons une dernière fois notre souffle.
Sur l'arête, nous savons bien qu'il faut être extrêmement vigilant et que le moindre faux pas peut être mortel alors soudainement, nous réunissons nos dernière forces et avançons avec une énorme attention. Il est étonnant de constater que l'esprit se mobilise une nouvelle fois pour veiller à la marche correcte sur la corniche.
Gérard s'arrête pourtant au milieu, soucieux de nous voir arriver en bonne forme et les tous derniers mètres seront une véritable délivrance.
11h15 - 12h - Retour
Voilà, il est 11h 15mn et il nous reste les formalités du téléphérique pour regagner la vallée de Chamonix et un peu plus tard, dans un café, devant une bonne bière, le règlement de cette course. Nous payerons, chacun la somme de 1610 F, pour trente heures d'aventure.
Mais, à l'Aiguille du Midi, nous allons, encore, une ultime fois, bénéficier de la présence d'un guide. Nous pourrons acheter rapidement des billets pour la descente et nous présenter les premiers dans la file d'attente. Le fait d'être tôt dans la journée nous évitera de rester debout de longues minutes dans les couloirs. Petit à petit viendront s'entasser des touristes ignorant ce que nous venons de faire.
Souvent, lors de nos autres balades, j'ai regardé d'autres alpinistes et souvent je me suis demandé d'où ils venaient. Ici, nous sommes anonymes. Autour de nous, des milliers de personnes vaquent à toutes sortes d'activités plus ou moins futiles, à des niveaux plus ou moins glorieux. Nous les ignorons comme aujourd'hui ils nous ignorent. Nous sommes fatigués, soulagés d'avoir accompli notre rêve, n'ayant pas encore pris la mesure de ce qui n'est pas ( ou plutôt, qui n'est plus vraiment ) un exploit mais plus simplement un challenge et une belle victoire sur soi. Nous n'oublions pas que nous avons souffert, violemment pesté contre les éléments, la pente, le froid, le souffle court.
Nous n'avons pas à omettre ces faiblesses, humaines tout compte fait. Il s'agit uniquement de comprendre que nous avons été capable d'assurer une réussite en prenant toutes les dispositions nécessaires.
Aucune gloriole ne peut être retirée de cette course ni dans la vallée ni plus tard devant une autre pente. A Chamonix, les balades ne se sont pas achevées ce jour-là et nous avons, quelques jours plus tard, pris un immense plaisir à partir sur une montagne moins élevée mais avec la même ambition de se fixer un objectif et de l'atteindre.
Partout il s'agit de se connaître, dans ses forces et dans ses faiblesses. Nous fêterons modestement l'ascension mais quand nous entendrons ici ou là, dans quelques mois, parler du Mont Blanc, nous aurons toujours une petite pincée au cur en pensant que nous aussi nous y étions un matin de bonne heure.
Brest, Mardi 11 Octobre 1988 - 23h