L'ascension de la Meije Orientale |
Mercredi 22 juillet 1992 Cette année, je suis seul à La Grave. Jean-Hervé n'a pas pu m'accompagner pour raisons personnelles. Dès mon arrivée, j'ai rencontré Stefan, notre guide de l'an dernier. Nous prenons rendez-vous par téléphone et par l'intermédiaire du Bureau des Guides pour une éventuelle balade. Pendant une semaine, je reste en attente pour connaître la course que je vais effectuer. Si Stefan trouve un ou deux accompagnateurs pour partager le prix de la course vers la Meije Orientale, nous irons vers ce sommet qui est un de mes objectifs depuis l'an dernier. Sinon, j'irai avec lui à la Pointe de la Pilatte à partir de la Bérarde. Maintenant, depuis lundi, je suis fixé: ce sera la Meije. Je crois que la course est plus difficile surtout le premier jour mais elle est aussi sans doute plus spectaculaire. Je me suis reposé pendant deux jours après avoir effectué quelques belles balades, au Pic du Mas de la Grave, aux Rochas, au Lac du Combeynot, au Col du Laurichard et au Refuge du Pavé. Il ne fait pas beau depuis deux jours, des orages ont éclaté et cela m'inquiète car je ne voudrais pas faire une course sans avoir la certitude de bien en profiter. Ce mercredi 22 juillet, le réveil est fixé à 5h 30. Depuis la veille, tout est préparé mais je préfère comme d'habitude être plus tôt pour ne pas devoir me presser, pour conserver suffisamment de temps si je devais faire quelque chose d'imprévu. J'ai bien en tête tout le matériel qu'il est nécessaire d'apporter et qui est maintenant, depuis quelques années, parfaitement rôdé. Les sandwichs sont prêts tout comme les boissons (eau et traditionnellement de l'Isostar). Cette année, petite innovation, j'emmène mon caméscope pour garder une trace plus vivante de la randonnée. Après le petit déjeuner, un brin de toilette et une dernière vérification, je me dirige vers le Bureau des Guides, où j'ai fixé rendez-vous avec Stefan et les deux autres clients. Je suis en avance et je peux ainsi profiter de la prise de travail d'ouvriers qu'il me semble n'être que des travailleurs temporaires engagés sur un contrat, peut-être même à la journée. Deux autres personnes sont là qui ne ressemblent pas aux ouvriers dans leurs habits plus chatoyants. Ce sont bien les deux clients et Stefan, quand il arrive, fait les présentations. Je laisse ma voiture sur le parking en contrebas du Bureau et avec Alain, j'accompagne Robert vers le départ de la course d'approche. Stefan a aussi pris sa voiture et il dépose des cousins pour une course de randonnée vers le Refuge de l'Alpe. Nous ne parlons pas beaucoup mais j'observe que mes deux compagnons sont équipés correctement avec chacun, des habitudes qui dénotent une connaissance des randonnées. C'est rassurant mais il faudra, pour moi aussi, être à la hauteur. Je ne parviens pas à savoir s'ils se connaissent bien. En fait, j'apprendrais, au cours des deux jours, qu'ils ont déjà fait ensemble, et avec Stefan, une course au Râteau Ouest le samedi précédant mais qu'ils ne se connaissaient pas auparavant. Par contre, chacun d'entre eux connaît parfaitement bien la montagne depuis de nombreuses années. Un peu avant 8 heures, nous nous élançons sur le chemin de randonnée qui nous mènera vers le Refuge de l'Aigle. Ce sentier, en lui-même, est déjà considéré comme une véritable course d'altitude et je suis un peu inquiet de rencontrer des difficultés trop grandes qui entameraient mes réserves. Stefan a mis à notre disposition un bâton de ski qui doit nous permettre de mieux progresser sur le chemin. Il s'avérera nettement efficace dans la neige et sur la glace en particulier lors de la descente. Dès le début, nous marchons vite et en silence, chacun cherchant à établir le rythme correct pour suivre et ne pas peiner. C'est Stefan qui mène et évidemment, il va assez vite, plus vite que je n'irai si j'étais seul. Je le suis et derrière moi, les deux autres marcheurs ne semblent éprouver aucune difficulté. Je n'en ai pas non plus pour l'instant mais je sais qu'à cette vitesse, il me faudra des temps de récupération, légers mais suffisants pour être à l'aise. Enfin, pour le moment il faut suivre. De temps en temps, nous tenons une petite conversation ce qui permet de se connaître et rend la marche plus passionnante. Ainsi, nous parlons d'edelweiss et de fleurs rares quand soudain une marmotte surgit qui nous observe un bon moment avant de s'enfuir dans son abri. Quelques mètres plus loin, nous avons l'immense privilège d'apercevoir trois chamois qui cheminent sur le flanc de la montagne. Ce sont quelques rencontres exceptionnelles qui donnent à la marche d'approche un petit air agréable. Après deux heures de progression, premier arrêt. Nous prenons le temps de manger et de boire un peu. Nous avons bien marché depuis le départ et nous sommes déjà à 2700 mètres d'après l'altimètre d'Alain. Nous allons maintenant aborder les parties plus difficiles dans les névés puis sur le glacier. Stefan nous conduit d'abord sur la neige, puis, rapidement, sur les rochers qui surplombent le névé. Ce n'est pas trop de mon goût car je n'apprécie pas spécialement la roche. Nous abordons un nouveau névé où la trace n'est pas faite mais le guide précise que c'est désormais le chemin correct parce que, sur la gauche, là, où mènent les traces anciennes, le passage est devenu plus dangereux depuis le réchauffement des derniers dix jours et les risques d'avalanche de neige et de cailloux obligent à passer vers la droite derrière un éperon rocher qui protège le sentier. Derrière nous, une fille et un homme marchent rapidement et nous rattrapent presque. Nous les reverrons souvent par la suite. Stefan leur fait signe de ne pas aller vers la gauche dans le passage risqué mais ils ne comprennent pas les gestes et continuent dans les traces plus marquées. Ce névé est rude et nous progressons en zigzag jusqu'à un nouveau passage rocheux où je ne peux mener le groupe car je ne distingue pas les marques rouges sur les rochers. C'est Alain qui prend la tête et, après ce nouveau ressaut, nous abordons un deuxième névé aussi pentu qui nous amène vers une ligne de crête. Sur la neige, nous croisons un autre guide et ses clients qui reviennent du Refuge de l'Aigle. D'après lui, les conditions sont bonnes et cela nous rassure car pour l'instant le temps n'est pas très beau. Nouvel arrêt à 3000m sur la ligne de crête. La neige est molle et nous nous enfonçons facilement jusqu'aux genoux ce qui demande un violent effort pour se dégager et coûte de l'énergie. Stefan provoque une mini avalanche en chassant un caillou qui à son tour en entraîne d'autres à toute vitesse sur la pente. Nous nous inquiétons pour nos suivants mais le passage est fait de telle sorte que les éboulements de l'avalanche ne croisent pas le sentier. Nous voici parvenus à la Vire Amieux, un passage à flanc de rocher au-dessus du glacier. Des fils d'acier sont fixés pour assurer la progression mais le sol est gelé car exposé au nord. Il faut redoubler de prudence et suivre Stefan sans angoisse en veillant toutefois à rester vigilant à chaque pas. Nous sommes solidaires par la corde qui nous relie et devons donc aussi bien regarder devant que derrière pour rendre la progression efficace et sûre. Quand nous abordons le glacier du Tabuchet, je commence à ressentir les effets de la faim et de l'altitude. Les efforts ont été abondants et la nervosité a accru mes dépenses énergétiques. Heureusement, nous ne sommes plus qu'à environ une heure de marche par le glacier et nous voyons déjà les rochers sur lesquels est dressé le Refuge. Les derniers mètres sont pénibles pour moi car je sens bien que je suis en hypoglycémie et cela ne me plaît absolument pas. Je ne peux demander un arrêt si près du but et je progresse donc à la limite du vacillement vers le pied des rochers. Quand nous arrivons sur la minuscule plate-forme de pierres qui sert de terrasse, nous constatons déjà le nombre important de clients qui laissent augurer de la surpopulation de la soirée. Ici, l'habitude est de laisser les chaussures, les crampons, les piolets et les cordes, dehors sous la cabane. Déjà, s'accumule une grande quantité d'équipement et sans cesse pendant les six heures que nous allons passer à attendre, de nouveaux arrivants vont grossir le contingent d'alpinistes, augmenter l'accumulation sous le refuge et inquiéter les deux gardiens, préoccupés par le service du dîner et par le coucher. En attendant, nous prenons d'abord un café et commençons une longue attente qui permet à la fois, de se défatiguer et de s'acclimater à cette altitude de 3450 mètres. Je prends aussi tout de suite des précautions contre d'éventuels maux de tête, en avalant deux comprimés de Doliprane. Quelques clients avec leurs guides sont installés sur les rochers devant la sommaire cabane qui sert de Refuge. Il fait maintenant un peu plus chaud et il semble bien que l'amélioration prévue aura bien lieu. Alain, radio amateur averti, sort un mini appareil et peut entrer en communication avec un correspondant à Argelès-Gazost dans les Pyrénées. Pour l'instant, son engin ne sert à rien mais, pour lui qui effectue en hiver et au printemps de longues randonnées de ski de fond, une radio constitue une sécurité supplémentaire. Un hélicoptère de la Gendarmerie Nationale vient se poser sur la neige en contrebas du Refuge pour récupérer des outils. Son atterrissage vient interrompre nos discussions qui consistent surtout en souvenirs sur nos dernières randonnées réciproques. Chacun essaie de mieux connaître ses compagnons et des passions communes se font jour sur la photographie et la montagne. Stefan est allé se reposer comme le font très fréquemment les guides quand ils arrivent dans un refuge, ne perdant pas d'occasions de se refaire quelques forces. Nous avons été rejoints par nos suivants, un père et sa fille qui viennent faire comme nous, et la plupart des personnes présentes, l'ascension de la Meije Orientale. L'homme a déjà effectué cette escalade il y a quelques années et veut maintenant y amener sa fille. Il est particulièrement bavard et semble bien prêt à polémiquer avec qui veut le suivre, ce que ne manque pas de faire Robert plus enclin qu'Alain à faire étalage de ces nombreuses randonnées. Je ne dis pas grand chose, conscient que, malgré le palmarès que je pourrai afficher, mes connaissances sérieuses sur la montagne sont très fragiles. Les nombreuses arrivées qui s'échelonnent tout au long de l'après-midi commencent à inquiéter tout le monde car nous voyons bien que le nombre de places prévues, vingt, est déjà largement dépassé. En vérité, nous serons, en fin de soirée, plus de quarante à dormir dans le Refuge. Des guides sont arrivés avec leurs clients, du refuge de l'Observatoire, situé sur la face Sud de la Meije. Maintenant, des plaisanteries fusent entre les habitués et le climat devient de plus en plus convivial. Néanmoins, une discussion m'alerte concernant les nombreux vols qui semblent se perpétrer désormais dans certains refuges de la région. Un nouvel îlot d'honnêteté serait-il en train de disparaître encore? Nous attendons le coucher de soleil qui promet d'être merveilleux si les derniers nuages se dissipent en soirée. Par instant, la totalité de la face de la Meije se découvre et la route à suivre se découpe nettement dans la neige. Le sommet n'est pas très loin mais un passage s'avère particulièrement impressionnant par la rudesse de sa pente. Par chance, tous les guides s'accordent pour trouver les conditions de neige favorables surtout au petit matin quand elle sera encore gelée. Devant le grand nombre de clients, les deux gardiens sont obligés d'organiser les repas, les lieux de coucher et le réveil. Stefan obtient, après une discussion avec les guides présents, pratiquement tous de Mônetier, d'être du premier lever. A 6 heures, nous mangeons au premier service de dîner. Nous sommes bien serrés autour de la table. Je prends encore deux comprimés de Doliprane, sans savoir vraiment si leur effet est probant ou si je me suis maintenant habitué à l'altitude. Nous avalons d'abord une soupe chaude moyennement consistante mais qui s'avérera le meilleur moment du repas. Car la suite va être particulièrement difficile à engloutir. Nous profitons d'une bouillie de viande sans forme, agrémentée d'une sauce à base de noisette, incroyablement écœurante. Ce plat est accompagné de semoule à couscous, servie sèche. Je n'ai pas très faim et ce repas ne permet pas à l'appétit de revenir. Je m'efforce donc simplement de manger pour refaire des forces et tenir le lendemain matin. Stefan ne semble pas incommoder par la texture du repas car il se sert copieusement une première puis une deuxième fois. Mes deux compagnons de voyage ont également l'air d'apprécier le dîner. Nous décidons de prendre un pichet de vin rouge pour arroser la semoule et remonter notre moral. Le repas se poursuit par un morceau de fromage bien petit et s'achève avec un verre de flan fruité très sucré. En fin de compte, ce fut sans doute, le plus mauvais repas que j'ai jamais mangé. Nous laissons la place pour le second service et nous allons attendre la fin de soirée sur les rochers devant le Refuge. Les nuages montent de la vallée et jouent à cache-cache avec les pics, dévoilant par l'instant la totalité du massif en laissant augurer d'un coucher de soleil éblouissant ou bien envahissant jusqu'aux abords du Refuge, plongé, dès lors, dans une brume froide. Nous attendrons ainsi longtemps, tout en commençant nos préparatifs pour la nuit et pour le départ du lendemain matin. Le froid devient de plus en plus perceptible et le coucher de soleil de plus en plus problématique. Nous faisons malgré tout quelques photos de la mer de nuages qui dévoile des sommets impossibles sur le versant opposé du côté du Goléon. Nous avons bien rassemblé et caché nos affaires et décidons de rentrer nos sacs pour la nuit. Le deuxième service fini, chacun cherche maintenant à trouver sa place pour la nuit. Avec Alain, nous avons compris que les clients qui vont rester les derniers seront, certes, couchés au sol, sur des matelas peu épais, mais ils bénéficieront d'un espace bien plus important que ceux qui vont devoir se serrer sur les châlits. Nous déballons et installons donc trois matelas pour nous avec l'intention d'y coucher. Mais l'intervention énergique et peu amène de la gardienne nous ramène aux châlits car, dit-elle, elle a prévu les couchers en fonction des levers. Ce qu'elle ignore, c'est que nous serons aussi parmi les premiers levés et donc, fort peu gênés par le fait de tout remballer à 5 heures du matin. Nous ne discutons néanmoins pas car elle ne semble pas en mesure d'apprécier quelques arguments que ce soit comme elle l'a bien prouvé plusieurs fois au cours de l'après-midi quand elle recevait des clients et quand elle désignait les places pour la nuit. Il faut dire que sa condition est difficile car elle est enceinte et manifestement le rythme de travail et l'humour commencent à lui manquer. Nous nous retrouvons donc sur les châlits, serrés comme lors de la nuit au Refuge du Goûter et cela ne m'enchante pas outre mesure. Il n'y a pas assez d'oreillers et je fais donc un appel invisible pour réclamer des couvertures qui arrivent par la voie des airs. Finalement, nous serons installés vers 9 heures 30 et la longue attente, avant de trouver le sommeil, commencera. La place est petite pour étendre les bras et lorsqu'il s'agit de changer de côté, la gymnastique doit être lente pour ne pas entraver le sommeil du voisin si tant est qu'il dort. J'ai l'impression de ne pas avoir beaucoup dormi, mais, sans doute, comme à chaque fois, de petites périodes de sommeil sont venues, suffisantes pour être réparatrices. Jeudi 23 juillet 1992 5 heures du matin. Dès les premiers bruits dans le Refuge, tout le monde comprend que l'heure est arrivée. Il s'agit maintenant de s'organiser. D'abord, faire place nette en repliant les couvertures, puis retrouver les chaussons plastique et se soumettre à un besoin naturel. Le petit déjeuner est prêt mais je n'ai toujours pas grand faim. Il est difficile de trouver un bol de café et une place autour de la table. Qu'importe, c'est celui qui est le plus rapide qui se sert le premier. J'ai vite fini ma tartine de pain confiture et mon breuvage. Alain ne pourra pas achever le sien et préférera le lancer au dehors. Il ne semble pas avoir très bien dormi et, l'altitude faisant sans doute son effet, il me demandera deux comprimés de Doliprane pour combattre des maux de tête. Stefan comme à son habitude engloutit forces tranches de pain. Nous serons rapidement équipés: les chaussures, les crampons et le piolet à notre disposition. Nous allons réclamer de l'eau pour la matinée et nous sommes mal reçus car il aurait fallu le faire hier mais la veille l'activité était telle que nous avons préféré attendre. Nous descendons dans la pénombre vers la plate-forme enneigée sous le Refuge pour mettre les crampons, le baudrier et pour nous encorder. Chacun est actif et silencieux. Une cordée est prête avant nous et elle s'élance aussitôt dans la pente verglacée. Rapidement, à notre tour, nous sommes en marche, Stefan devant moi et derrière Alain puis Robert. Le jour commence à poindre vers le sommet du Bec de l'Homme, au pied duquel nous sommes passés, hier, en empruntant la Vire Amieux. Le temps est beau et la journée sera chaude. Pour l'instant, nos crampons accrochent bien dans la neige gelée et le bruit caractéristique des pointes qui pénètrent ensemble la mince couche blanche scande la marche. Nous ne savons pas l'itinéraire que va prendre le guide mais il est certain que sans aller au plus court, il ne restera pas traîner car les premiers arrivés sur la partie très pentue, seront privilégiés. Ils n'auront pas à attendre que les autres progressent. Nous avons décidé de nous arrêter plusieurs fois pour faire des photos et filmer. A la première halte, il faut que je trouve une solution pour être efficace: sortir le caméscope, tirer les gants, filmer correctement tout en étant en équilibre sur la pente, penser au cadrage et à la vitesse nécessairement lente du déplacement. Je sais que le temps pour effectuer toutes ses opérations est important et que je retarderai inévitablement la cordée. Donc, je m'efforce d'être rapide et de réussir néanmoins la prise de vue. Dès le début, mes gants, posés sur mon sac que je retiens avec mon genou, tombe lorsque je pivote pour suivre un cadrage. Stefan crie et je n'ai que le temps de saisir mon bâton de ski pour rattraper en deux fois, le gant qui glissait déjà à toute allure sur la pente glissante. Il faudra que je fasse désormais doublement attention. Stefan me suggère de garder autour du cou le caméscope ce qui est sans doute une solution efficace pour la rapidité mais que je n'approuve pas totalement pour la sécurité de l'appareil. Je suivrai néanmoins le conseil et tout se passera bien au long de la course. L'itinéraire suivi nous emmène d'abord sur la droite puis en travers de la pente sur la gauche au-dessus du Refuge qui s'éloigne rapidement. Aucune des cordées présentes sur ce premier raidillon ne suit la même voie, chacune cherchant à atteindre le passage crucial le plus vite possible. Nous sommes rapidement rejoints et dépassés par une cordée de deux alpinistes. Le panorama qui se dégage derrière nous vers l'Est prend petit à petit des teintes rougeâtres au fur et à mesure que s'élève le soleil. Les cimes qui se dressent face à ce rougeoiement sont noires et leurs dentelles se découpent nettement sur le fond du ciel qui absorbe la lumière naissante. Entre chaque vallon, de vastes mers de nuages bourgeonnent, ne laissant émerger que les pics les plus hauts. La grandeur de la montagne, son étonnante simplicité, son dévoilement magique s'offrent une nouvelle fois aux privilégiés que nous sommes. Nous apprécions en silence ce spectacle, partagés entre l'effort à accomplir et la jouissance de la vue. Nous voici maintenant au pied de la rimaye, avant la pente qui nous effraie un peu même si personne n'en a parlé longtemps. Stefan décide de laisser les bâtons de ski dans la neige et, après une brève halte, pour boire quelque liquide et pour admirer les sommets qui s'éclairent progressivement, nous attaquons la seconde partie de la course. La pente s'incline de près de 45° et les marches tracées sont beaucoup trop grandes pour être enjambées d'un seul coup. Elles ont été agrandies hier lorsque les cordées sont redescendues et elles ont gelé pendant la nuit. Il faut donc faire des efforts pour les franchir en s'aidant du piolet que l'on plante fortement dans la neige solide et en tirant sur le manche tout en conservant l'équilibre de la main droite posée sur les aspérités des côtés. La difficulté est de prendre un rythme régulier et de doser son effort en prévision du reste de la course. Nous mettrons une demi-heure pour franchir le ressaut verglacé, rattrapant à plusieurs reprises la cordée qui nous précède, avant de faire, à notre tour, des arrêts. Je n'ai pas trop envie de me retourner car la précarité des appuis me retient de fanfaronner. L'effort est rude et je souhaite rapidement arriver au bout de la course. Nous abordons, à la fin de ces marches, sur une arête étroite qui mène au sommet. La neige est encore solide mais on sent qu'elle n'a pas gelé en profondeur lorsqu'elle cède sous les crampons. Il fait jour maintenant et tout l'espace s'illumine derrière nous entraînant une féerie de couleur contre la blancheur de la neige et celle des nuages abondants qui emplissent les vallons. Après quelques minutes d'effort sur cette corniche suspendue entre ciel et terre, nous arrivons au sommet et découvrons, en face de nous, un éperon rocheux gigantesque, le Doigt de Dieu, qui, de la vallée, fait piètre figure dans la totalité du massif. Pourtant, nous en sommes encore séparés par un à-pic infranchissable et le gigantisme de la montagne nous est ainsi de nouveau dévoilé. Nous bifurquons vers la gauche pour atteindre un rocher d'où nous pourrons regarder les cordées qui vont maintenant se succéder sur le sommet. Je m'empresse de filmer l'extraordinaire panorama qui s'offre à nos yeux. Il est 8 heures et le soleil est suffisamment haut pour que tous les sommets voisins soient parfaitement visibles. La vue est surtout impressionnante vers l'Ouest du côté du Grand Pic de la Meije qui semble néanmoins plus bas que le Doigt de Dieu, rocher abrupt qui permet de bien comprendre les difficultés que représentent les roches sur ce massif. Plus loin, vers le Sud-Ouest, la Barre des Ecrins, le Pelvoux, l'Ailefroide, les Bans et la Grande Ruine imposent leur masse noire et blanche car la neige est abondante cette année. L'horizon très lointain est perdu dans une brume bleuâtre. On ne distingue que faiblement le Massif du Mont-Blanc et pratiquement pas le Cervin. Stefan nomme les sommets visibles, s'arrêtant sur les arêtes les plus vertigineuses, cherchant à deviner dans le lointain, le Mont-Aiguille, dans le Vercors, dont on fête, en 1992, le 500e anniversaire de la première ascension. Sur le véritable sommet dont nous sommes éloignés d'une trentaine de mètres, les cordées se succèdent et la place va bientôt manquer. Nous profitons de l'arrêt pour nous désaltérer et pour avaler quelques barres chocolatées. Il faut que je me presse car je souhaite aussi prendre quelques photos et le temps est compté. Il ne fait pas très froid et le vent qui souffle est léger mais il n'est pas conseillé de rester longtemps à cette altitude de 3891 mètres car les muscles se refroidissent vite et il reste une très longue marche avant de regagner la vallée de La Grave. Nous quittons donc notre promontoire par une arête particulièrement effilée et rejoignons les alpinistes qui s'extasient devant le panorama. Encore quelques photos pour marquer le souvenir de la cordée. Encore quelques instants pour emmagasiner des clichés au fond des mémoires. Encore quelques minutes pour savourer le plaisir d'être si haut par une belle journée d'été. Stefan prend le caméscope et s'amuse à filmer le paysage puis une cordée qui s'engage sur la descente. Il faut pourtant que nous partions. Nous remettons rapidement en place la cordée, vérifions les sacs et les cordes et suivons une équipe nombreuse qui est beaucoup moins rapide que nous et qui nous fait attendre sur la première arête. Leur guide s'est arc-bouté derrière un rocher, laissant filer la corde et le groupe dans l'impressionnante descente, assurant ainsi toute chute par un effet de contrepoids. Nous les rattrapons et passons devant sans coup férir. Nous atteignons alors la fameuse pente à 45° dans laquelle la prudence est de mise car une dégringolade s'arrêterai fort loin sur le glacier. C'est Robert qui mène, suivi d'Alain puis je suis et Stefan nous assure derrière. Les marches sont bien hautes et il faut se méfier de ne pas basculer vers l'avant. La neige aussi a changé et elle commence à tasser sous les crampons. Il est temps de quitter les sommets car avec ce genre de neige, la descente peut rapidement devenir exténuante. Je crois que c'est dans cette partie que je me blesse au talon faisant éclater des ampoules dues à mes chaussures trop peu employées au cours d'une année et qui restent rigides. Cette blessure va rapidement empirer et je ne vais pas tarder à maudire la marche. Néanmoins, nous parvenons sous la rimaye assez vite mais Stefan nous presse pour nous éloigner de la trajectoire de la cordée qui descend car en cas de chute d'un des alpinistes qui la composent nous serions exposés. Nous récupérons les bâtons de ski et je filme une dernière fois la descente et le passage abrupt. Moins d'une demi-heure plus tard, nous sommes devant le Refuge de l'Aigle, heureux d'avoir achever une nouvelle épreuve. Il nous reste à payer le prix de la nuitée et les repas. Une nouvelle fois, la gardienne fera la preuve de son peu d'humour en répondant sèchement à une remarque anodine d'Alain concernant la taxe de séjour que nous devons régler pour une nuit. D'ailleurs, pour une histoire d'appartenance au CAF, il y aura une erreur dans les comptes et comme je suis le seul à payer avec un chèque, je recevrai quelques jours plus tard, une lettre explicative avec un billet de 20F. Nous prenons une dernière fois de l'eau et repartons vers la vallée à travers le Glacier du Tabuchet. La première partie est facile bien que Stefan n'aie pas cru bon de mettre les crampons ce qui demande beaucoup plus d'attention sur la glace encore bien glissante. Nous ne reprenons pas la Vire Amieux et plongeons directement dans la pente du glacier. Pente qui d'ailleurs devient vite importante ce qui nous oblige à rechausser les crampons. La marche et l'assurance en deviennent plus aisées mais les passages ne sont pas évidents entre les crevasses, les rochers et les parties de neige noire. De plus, maintenant, la douleur s'installe dans mon pied droit et les efforts que je fais pour soulager ce côté commencent à me déséquilibrer et des tiraillements naissent partout. Je ne dis rien mais j'aspire à finir la descente. Je suis malheureusement très loin de ma peine. Il nous faut zigzaguer entre les plaques de glace, traverser parfois des parties dangereuses où nous risquons de glisser comme le fait d'ailleurs Alain car pour tout le monde maintenant la fatigue devient pressante et les réflexes sont amoindris. Stefan nous guide vers la neige plus souple qu'il reconnaît au premier regard et alors sur dix ou vingt mètres l'impression est facile mais cela ne dure pas car il faut juste après, se concentrer de nouveau devant une plaque glissante ou une crevasse naissante. Nous abordons finalement la fin de la glace mais pas la fin de la course. Maintenant nous devons traverser un pierrier assez dangereux surtout quand nous passons au-dessus d'un troupeau de moutons qui ne manque pas de déclencher une mini avalanche de pierres entre lesquelles il s'agit de courir. Certaines de ces dernières sont suffisamment grosses pour être dangereuses. Puis nous abordons une partie herbeuse, glissante et sans traces ce qui me fait encore davantage pester car désormais, à chaque pas je souffre terriblement du pied droit. Je peux descendre mais à mon allure qui est largement plus lente que celle de mes deux compagnons sans parler du guide qui, lui, court littéralement sur la pente. D'ailleurs, il nous quitte car il doit être au Bureau à midi et il nous laisse finir la descente. Il n'y a pas de chemin et nous allons tantôt chercher à gauche jusqu'à un à-pic infranchissable, tantôt chercher à droite dans les pentes herbeuses, les ruisseaux, les éboulis glissants ou les terrains marécageux. Il est grand temps que la course s'achève car nous sommes largement fatigués et finalement, nous éloignant du point qui semble être l'arrivée, nous emprunterons un sentier de randonnée, peut-être plus long mais avec la certitude d'être facilement suivi. Nous arrivons à La Grave vers 13 heures et après avoir déposé nos sacs et pour moi, constaté l'ampleur de la blessure au talon, nous nous retrouvons au bar Les Glaciers, là, où, depuis quinze jours, j'ai pris des habitudes après chaque randonnée. Je fais signer à Stefan deux cartes postales du refuge de l'Aigle et de la Meije Orientale puis je m'abreuve d'une bière brune bien méritée. Avant de nous quitter, nous réglons le prix de la course: 810 F chacun ce qui reste supportable pour une telle course. J'accompagne Alain et Robert au point de départ du premier jour et nous nous quittons après avoir échangé nos adresses. J'ai promis de faire un montage rapide du film et de leur expédier un exemplaire. Il est 3 heures de l'après-midi et je me retrouve
seul pour apprécier pleinement cette nouvelle randonnée de haute
altitude dans un lieu que je m'étais promis de visiter. Les deux jours
ont été rudes, il me faudra plusieurs nuits pour guérir, tant à
cause de la blessure de l'ampoule que des courbatures engendrées par la
descente mais je suis déjà prêt à repartir. Rien n'enchante autant
l'esprit que la certitude de l'effort gratuit sinon la révélation, à
chaque fois nouvelle, et si forte, de la magnificence d'une arête
sommitale. |
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